dimanche 22 janvier 2012

Dans quel état sont les ruines ? II











(…) Pourtant, même si la ruine est indissociable dune élaboration pratique et discursive, quelque chose dirréductible subsiste en elle. Car il reste à justifier, par exemple, quelle puisse être loccasion dune véritable expérience esthétique. On est ainsi reconduit à la question initiale : quest-ce quêtre en ruine, et comment prendre plaisir à ce qui est leffet dune destruction ? Comment beauté et présence peuvent-elles naître de la dégénérescence même ? Tout se passe comme si la ruine avait atteint une sorte de dépouillement éternel, comme si, à force davoir été accidentée par le temps, elle accédait à une forme de permanence, et que, du naufrage et de la déchéance, quelque chose émergeait comme une éclosion. La ruine nest plus, dans cette perspective, une trace du passé mais ce qui accède à une forme déternité dans et par la caducité même : non plus souvenir mais présence de quelque chose denfoui jusqualors sous le bâtiment impeccable. Ces statues amputées, mutilées, outragées seraient-elles si émouvantes si elles avaient conservé leur intégrité ? Pourquoi sommes-nous parfois plus touchés par le fragment que par lœuvre intacte ? Par leffet du temps, la ruine est « désœuvrement de lœuvre ».

"Le temps à l’œuvre" Martine Lucchesi

vendredi 13 janvier 2012

Dans quel état sont les ruines ? I


Ces polaroids ont été réalisés en 2005 et 2006. L’évocation des ruines s’est faite un peu malgré nous lors d’une autre thématique dédiée au paysage dans la peinture et la photographie. Nous les présentons sans chronologie, avec des extraits de textes. C’est une tentative de méditation entre les images et la poésie de l’écrit.
MC. PR.










" Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelques part que je jette les yeux ; les objets qui m’entourent m’annoncent une fin, et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s’ébranlent. Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière, et je ne veux pas mourir, et j’envie un faible tissu de fibres et de chair à une loi générale qui s’exécute sur le bronze. Un torrent entraine les nations les unes sur les autres, au fond d’un abîme commun ; moi, moi seul, je prétend m’arrêter sur le bord et fendre le flot qui coule à mes côtés !
Si le lieu d’une ruine est périlleux, je frémis. Si je m’y promets le secret et la sécurité, je suis plus libre, plus seul, plus à moi, plus près de moi. C’est là que j’appelle mon ami. C’est là que je regrette mon amie. C’est là que nous jouirions de nous, sans trouble, sans témoins, sans importuns, sans jaloux. C’est là que je sonde mon cœur. C’est là que j’interroge le sien, que je m’alarme et me rassure. De ce lieu, jusqu’aux habitations des villes, jusqu’aux demeures du tumulte, au séjour de l’intérêt, des passions, des vices, des crimes, des préjugés, des erreurs, il y a loin.

(…)
O censeur qui réside au fond de mon cœur, tu m’as suivi jusqu’ici ; je cherchais à me distraire de ton reproche, et c’est ici que je l’entends plus fortement. Fuyons ces lieux. Est-ce le séjour de l’innocence ? est-ce celui du remord ? c’est l’un et l’autre ; selon l’âme qu’on y porte. Le méchant fuit la solitude ; l’homme juste la cherche. Il est si bien avec lui-même".

Diderot. « Ruines et paysages ». III Salon de 1767. Ed. Hermann.